Sartre (I) - Élections, piège à cons

"En votant demain, nous allons, une fois de plus, substituer le pouvoir légal au pouvoir légitime. Le premier, précis, d’une clarté en apparence parfaite, atomise les votants au nom du suffrage universel. L’autre est encore embryonnaire, diffus, obscur à lui-même : il ne fait qu’un, pour l’instant, avec le vaste mouvement antihiérarchique et libertaire qu’on rencontre partout mais qui n’est point encore organisé. Tous les électeurs font partie des groupements les plus divers. Mais ce n’est pas en tant que membre d’un groupe mais comme citoyens que l’urne les attend. L’isoloir, planté dans une salle d’école ou de mairie, est le symbole de toutes les trahisons que l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie. Il dit à chacun : «Personne ne te voit, tu ne dépends que de toi-même ; tu vas décider dans l’isolement et, par la suite, tu pourras cacher ta décision ou mentir.» Il n’en faut pas plus pour transformer tous les électeurs qui entrent dans la salle en traîtres en puissance les uns pour les autres. La méfiance accroît la distance qui les sépare."
Jean-Paul Sartre, « Élections, piège à cons », Les temps modernes n°318, janvier 1973

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